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Le point de vue de Serge Massau

Serge Massau a été journaliste à RADIO 1, aux Nouvelles de Tahiti, puis à la Dépêche et Tahiti-infos.

L'article qui date de 2012 mais la réflexion reste d'actualité. Ses propos n'engage que lui, je relaie cet article qui me paraît utile à la compréhension du phénomène.



Serge Massau à Radio 1

Les carences de l'adoption en Polynésie par Serge Massau (2012)


Si la société civile a pris conscience des abus qu'a pu connaître la Polynésie en matière d'adoption d'enfants, le politique traîne. Pour écarter ces “dérives”, il suffirait de valider deux décrets d'application en attente depuis dix ans. Mais aussi que l'assemblée locale se saisisse de la question.


Carole et Mickaël, un couple de métropolitains trentenaires fraîchement descendus de l'avion pose devant un bol de café posé sur une table recouverte d'une nappe aux motifs polynésiens. La photographie était affichée il y a quelques semaines sur un mur de l'agence OPT de Arue. En dessous, le texte écrit à la main indiquait : “Nous sommes en couple depuis 16 ans et désirons devenir parents depuis 10 ans avec multiples essais médicaux qui ont échoué. Nous souhaitons de tout cœur accueillir un bébé fa'a'amu.” Suivent leurs numéros de téléphone à Tahiti et en métropole et un “merci beaucoup”.


La Polynésie a longtemps été le dernier recours pour adopter un enfant lorsqu'en France l'adoption relève du parcours du combattant.


Vaitiare, adoptée par des parents métropolitains il y a 26 ans, racontait dans notre édition de samedi que ses parents adoptifs avaient d'abord cherché un enfant en France puis à Madagascar avant d'orienter leurs recherches au fenua. La rencontre s'est faite “par hasard”. “L'après-midi même, ils sont venus voir là où j'habitais chez mon arrière-grand-mère à Paea et le lendemain ils m'avaient avec eux.”


Les exemples sont légion. Cette autre femme qui a accouché à Raiatea au début des années 2000 n'en revient toujours pas d'avoir vu sur la porte de la salle de travail une affichette interdisant l'accès aux parents cherchant à adopter.


Sur son blog de l'adoption, Jean-Vital de Monléon, ancien pédiatre de Raiatea à la même période, aujourd'hui installé à Dijon, raconte un démarchage “souvent maladroit et parfois scandaleux” : “Des postulants débarquant dans des chambres de maternité auprès de jeunes accouchées qu'ils ne connaissaient même pas pour leur proposer d'adopter leur enfant (parfois moyennant finances...)”.

Autre anecdote, avec cette maman “se promenant sur le marché de Papeete, avec son enfant de quelques mois se voit apostrophé par des métropolitains qui lui proposent d'adopter cet enfant, qu'avec eux il sera bien traité”.

Il ajoute : “Allez faire cela sous les halles de Dijon, avant de l'envisager en Polynésie.”



Tahiti, terrain privilégié pour l'adoption “sauvage”… est-ce toujours le cas aujourd'hui ?

En 2008, Dominique Versini, défenseur des enfants, transmettait son rapport au Comité des droits de l'enfant des Nations unies. Son chapitre consacré à l'adoption en Polynésie française commence par cette phrase, surlignée :

“Le Comité a demandé que la France écarte les abus liés à l'adoption en Polynésie française”. La phrase suivante indique que “La préoccupation évoquée par le Comité en 2004 reste d'actualité”, justifiant cet immobilisme par l'instabilité politique “qui s'est traduite par une quasi-paralysie des initiatives dans le domaine de la protection de l'enfant”.

Cependant, si le politique n'a pas fait avancer ce sujet, la prise de conscience est venue d'abord de la société civile. Le rapport notait ainsi que “les dérives qui ont pu avoir lieu, en lien avec la pratique du ‘don d'enfant’ se tarissent, du fait de la vigilance et d'une meilleure coordination des services sociaux, des juges et des associations”.


Quatre ans plus tard, quelle est la situation juridique et politique ?

En 2006, l'association des juristes de Polynésie française avait organisé une conférence autour de l'adoption des enfants polynésiens pour détailler les insuffisances juridiques et les solutions à y apporter. “Depuis notre conférence de 2006 rien de nouveau”, explique-t-on aujourd'hui du côté de l'AJPF. À l'époque, Geneviève Cussac, magistrate, faisait état d'un enchevêtrement assez incompréhensible entre les compétences de l'État et celles du Pays. Ainsi, “la procédure d’adoption en Polynésie doit tenir compte à la fois d’articles du code civil obligatoires en droit et inapplicables de fait et de textes non applicables en Polynésie (le code métropolitain de l’action sociale et des familles)”.

Bref, un sacré casse-tête où chacun peut se renvoyer la balle encore longtemps et qui faisait dire à la magistrate que “cet enfant adopté objet de tant de paroles et de bonnes intentions est hélas trop souvent aussi sujet de tous les oublis !”

L'explication semble aberrante : l'absence, depuis 2000, de deux décrets d'application qui “bloquent la situation, empêchant la Polynésie d’exercer ses compétences”. Ces décrets permettraient de créer en Polynésie un régime du type des pupilles de l'État, qui pourraient s'appeler les pupilles de la Polynésie. “Ce texte crée des droits au profit des enfants remis au service des affaires sociales et permettrait d’améliorer considérablement la procédure d’adoption des enfants polynésiens.”


En attendant la signature de ces décrets qui n'arrivent pas, l'assemblée pourrait aussi se saisir du sujet en mettant en place un Code de l'action sociale et de la famille. Une décision qui, selon cette conférence de l'AJPF, “concrétiserait toutes les compétences (du Pays, NDLR) pour la procédure d’adoption des enfants polynésiens”.

Mais au-delà de ces considérations politico-juridiques, il est un point qui fait désormais consensus parmi les spécialistes qui se sont penchés sur la question. Il s'agirait de mieux prendre en compte, dans la loi, les principes inscrits dans la tradition polynésienne. Dans son rapport à l'ONU en 2008, la défenseure des droits souligne d'une part qu'il faut d'abord privilégier des solutions d'adoption en Polynésie et “exclure l'adoption si des solutions locales existent”.

En cas d'adoption, elle précise encore que “le consentement des parents devrait être davantage protégé.” Surtout, il est précisé qu'une “grande avancée” serait que l'assemblée polynésienne intègre dans la législation “des principes inscrits dans la tradition polynésienne, tels que la mise en œuvre en priorité de l’adoption simple, reposant sur des liens de respect, de confiance et d’estime réciproques entre la famille adoptante et la famille biologique, et favorisant l’envoi régulier d’informations sur l’enfant.”

À l'assemblée de jouer, donc, mais pas seulement, puisqu'il est rappelé que “l’institution du Conseil de Famille, par décret d’application, reste nécessaire”. Alors que l'on nous répète sur tous les tons que les relations entre le Pays et l'État sont enfin cordiales, apaisées, constructives, voilà un dossier qui paraît idéal pour que le tout nouveau haut-commissaire passe de la théorie à la pratique.


Fa'a'amu, symbole de la “sagesse” polynésienne.

L'adoption en Polynésie est souvent objet de confusions entre l'adoption au sens juridique bordée par un cadre juridique et la pratique traditionnelle de l'enfant fa'a'amu.

Il suffit pourtant juste de traduire ce terme, ou de le rechercher sur le site de l'Académie tahitienne pour en comprendre le sens. Fa'a'amu signifie “nourrir, faire manger”.


Ainsi, en Europe, l'adoption est souvent synonyme d'abandon et de traumatisme. On pourrait remonter jusqu'au droit de bâtardise sous l'Ancien régime qui empêchait le droit d'hériter et qui donnait la succession de l'enfant au seigneur.


En Polynésie, un enfant fa'a'amu peut être confié à une personne proche qui ne pouvait pas avoir d'enfant mais aussi et d'abord parce que la famille biologique n'avait pas les moyens financiers de lui apporter de quoi vivre correctement. Ainsi, comme l'explique le pédiatre Jean-Vital de Monléon, le système du fa'a'amu est plus un don fait à l'enfant plutôt qu'un enfant donné à une famille qui ne peut avoir d'enfant.

Comme il l'explique, la littérature européenne a très souvent noté ce trait caractéristique de la société polynésienne.

James Morrisson, le mutin de la Bounty, décrit le premier cette “égalité des parentés sociale et biologique”.

Le pasteur Orsmond décrit lui “l’adoption à tous les niveaux de la société : par les guerriers qui recueillent les orphelins de leurs victimes, les souverains et les divinités, objectivant ainsi l’importance de ce phénomène”.

Au XXe siècle, le navigateur Alain Gerbault, amoureux de la Polynésie, décrit les Polynésiens comme un peuple ayant atteint un niveau de sagesse nulle part égalé. Il en veut pour preuve “la banalisation de l’adoption et l’affection qui est donnée aux enfants adoptifs”.

Plus récemment, Paul Ottino, en 1972, dans son ouvrage Rangiroa. Parenté étendue, résidence et terres dans un atoll polynésien, il estime que la survenue de l'enfant fa'a'amu “constitue la norme et c’est son absence qui nécessite une explication”.


Aujourd'hui, les enfants fa'a'amu se retrouvent davantage dans les districts et dans les îles. Selon des chiffres diffusés par l'ISPF, en 2007, 8 000 enfants de moins de 18 ans vivaient sans leurs parents biologiques, soit 10% de la population mineure. Et les enfants fa'a'amu représentant 48% de cette population d'enfants hors familles biologiques.


L'enfant reconnu par la loi.

Le blog de l'Association des juristes de Polynésie française fait le point sur la coutume de l'enfant fa'a'amu dans la législation. Dans le code civil, l'enfant fa’a’amu n'est pas pris en considération dans le Code civil ni dans la jurisprudence : Les enfants “(...) élevés sous la forme de l'adoption coutumière dite “fa’a’amu”. Cette forme d'adoption ne confère à l'adopté“ aucun droit sur le patrimoine de l'adoptant” et ce dernier n'a aucune obligation envers l'enfant dit “fa’a’amu”.” En revanche, dans les textes polynésiens, l'enfant fa'a'amu bénéficie de droit, particulièrement en matière fiscale. “La fiscalité polynésienne facilite les transmissions à titre gratuit entre vifs (donations entre vifs).

L’enfant dit “fa’a’amu” bénéficie des mêmes règles de taxation que celles des ayants droit en ligne directe, en application d'une Délibération de 1994. L’enfant doit établir “l’existence jusqu’à sa majorité de liens affectif, moral et matériel durant dix ans avec le disposant”). Depuis une loi du Pays de 2007, seules les donations et les donations-partages d’immeubles et de droits réels immobiliers en ligne directe sont enregistrées gratuitement et sont exonérées du droit de transcription.”


Quand fa'a'amu est aussi synonyme d'abandon.

Traditionnellement, en Polynésie, confier son enfant à une maman fa'a'amu n'est pas synonyme d'abandon. Certains cas dérogent pourtant à la tradition, surtout par manque d'explication ou quand la famille biologique et la famille de substitution ne sont plus sur le même lieu et que les liens s'estompent. C'est en tout cas ainsi que l'a vécu Thérèse, aujourd'hui âgée de 55 ans.


Son père, originaire de Pira'e, était pêcheur. Sa mère, des Tuamotu, était enseignante. Mais tombée amoureuse, elle a quitté son travail pour suivre son tane. Dans ces années 1950, avec l'essor du nickel, elle se souvient que la Calédonie représentait “la mine d'or“. Ses parents décident de quitter leur fenua pour Nouméa et “trouver une vie plus confortable”. Thérèse vient de naître. Elle est le sixième enfant. Elle est confiée à son grand-père et sa nouvelle compagne, qui ne peut avoir d'enfants. En “monnaie d'échange”, ses parents donnent les loyers de deux terrains à ses parents adoptifs. Elle sera bien traitée.

Pourtant, à peine a-t-elle commencé à évoquer son histoire qu'elle évoque son sentiment d'abandon et sa “blessure profonde” : “Je ne sais pas ce qui se passait dans leur tête, c'est moi qui imaginais.” Lorsqu'à l'âge de 10 ans, elle voit ses parents biologiques réapparaître devant la maison, elle les prend pour des inconnus. “J'avais fait mon film. Mais après on me dit voilà tes vrais parents... Mais c'est quoi les vrais parents ?” Pour elle, sa mère fa'a'amu, la seule qu'elle ait connue, “elle était ma maman.” Ils reviennent à Tahiti à l'occasion des Jeux du Pacifique qui se tiennent à Pirae, en 1971. Ils essayent de l'“apprivoiser“, mais elle résiste. Plus tard, sa maman fa'a'amu lui expliquera avec ses mots mais la question demeure. Elle resurgira au moment où elle sera enceinte de son premier enfant. Elle les met de côté. Après son accouchement, ça revient : “Pourquoi ma maman m'a abandonnée ?” Elle se fait ses propres réponses, suppose que ses parents ont voulu lui éviter une enfance difficile dans un pays inconnu. “Moi, j'aurais aimé que ma maman me dise”.

Finalement, avec le temps, elle n'en veut à aucune de ses deux mères. Sa maman fa'a'amu a servi de modèle à Gibson, l'acteur qui le premier a incarné mama Roro, le personnage imaginé par Maco Tevane dans les années 1970. C'est elle qui tient la maison quand papa Penu va boire avec ses amis. Elle se souvient que lorsque Gibson venait à la maison, il entendait à chaque fois mama Roro crier, insulter, une façon d'être toujours grossière, mais pas méchamment. Parce que là ils sont dépassés.” Sa maman fa'a'amu lui a appris à bien tenir une maison. “Elle a été une bonne mère, à sa manière, à la manière Paumotu.” Les relations avec ses frères biologiques se résument à un “bonjour, bonsoir”. “Je ne veux pas laisser cet héritage à mes enfants”, affirme-t-elle aujourd'hui. Le temps est passé. Sa mère biologique, elle la remercie aujourd'hui de lui avoir donné la vie. Désormais, elle trouve que la vie est belle. “Peut-être je devais passer par pas mal de choses aussi pour le comprendre.”



Serge Massau

Article publié par Les Nouvelles (2012).

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