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  • Photo du rédacteurPrisca

Naissance (extrait)

Dernière mise à jour : 7 févr. 2018

Mon regard a immédiatement plongé dans ses grands yeux noirs. J’étais avide de ce regard-là. Je l’attendais. J’étais même un peu fébrile à l’idée qu’il m’échappe. J’avais lu quelque part qu’il se passe « quelque chose » à ce moment-là. Un échange, une reconnaissance mutuelle qui fige pour la vie le lien affectif singulier, unissant deux êtres au commencement.

Je m’étais préparée à accueillir une émotion foudroyante, comme à ne rien ressentir du tout, au cas où. Je crois savoir que quand les signaux émotionnels s’emballent, le cerveau sature. Il répond à l’assaut neuropsychique par un vide total de tout sentiment identifiable, conférant à la situation une certaine étrangeté. Indifférents à mon bug intérieur, les évènements se sont

pourtant déroulés comme prévu, s’enchaînant les uns à la suite des autres comme un scénario bien rôdé. J’avais l’impression d’avoir quitté mon corps et de regarder cette femme qui me ressemble, affublée d’une blouse et d’une charlotte à usage unique, vivre un instant crucial de sa vie, comme un baptême vers un nouveau monde. Néanmoins, j’ai pleuré quand il est enfin apparu. J’ai même sangloté, je me souviens. Des soubresauts inattendus ont soulevé ma poitrine comme une toux inopportune et incontrôlable. Puis, de concert des larmes ont sillonné mes joues achevant leur course impromptue en mourant au coin de mes lèvres.

A cet instant, tous les regards sont braqués sur moi. J’ai l’impression que c’est l’attitude que l’on attend de moi. Ce doit être une joie sans précédent. Au secours ! Qui pourrait deviner que ce larmoiement soudain et ces sursauts étouffés sont en fait pour mon propre compte… Je pleure sur moi ! Je sanglote, réflexe conditionné face à une apparition tant attendue qui me déchire et m’expose si impudiquement aux autres. Je m’ouvre en deux, me fend de bas en haut, comme la gousse de vanille déversant autour d’elle des milliers de petits grains sombres et parfumés.

Je me répands.

La douleur accumulée à mon insu ces dernières années resurgit inopinément avec brutalité, pour s’écouler aussitôt hors de moi comme une rivière jaillissant à travers un barrage rompu. Sans attendre, les sanglots cessent aussi abruptement qu’ils sont apparus. Ces pleurs fugaces me libèrent d’un poids considérable, en même temps qu’ils me légitiment : je suis devenue maman.

Il m’a rendu ce regard, il me semble, malgré ses paupières toutes gonflées et cette lumière crue qui l’éblouissait. J’ai soupesé son petit corps gluant, rendu violacé par l’immense épreuve qu’il venait de subir et blanchi par endroits par le vernix protecteur. Il était déjà tout en rondeurs et ses petits poings étaient résolument fermés. Je l’ai serré prudemment contre mon coeur pour qu’il s’imprègne de mon odeur. J’ai respiré la sienne, étrangère. J’ai détaillé ce petit visage qui allait devenir si familier, presque étonnée de le trouver si charmant. J’ai un instant cherché la ressemblance, puis j’ai remis cela à plus tard. Je l’ai posé sur la poitrine maternelle avec reconnaissance et mes bras l’ont entourée. Nous ne faisions qu’un à cette seconde.

La sage-femme m’a tendu les ciseaux pour couper lecordon ombilical et je me suis exécutée avec cérémonie, bien consciente de l’allégorie du geste.


J’avais planifié d’être indulgente envers moi même.

Patiente. Prudente même.

Haere maru, haere papu, comme on dit ici. Pour ne pas me reprocher de ne pas l’aimer tout de suite, je m’étais répété à l’envi que l’amour maternel viendrait en temps voulu. Un déclic dans une paire de jours ou quelques semaines, peut-être. Ainsi, je n’ai pas tout de suite reconnu et identifié le curieux sentiment de fierté, qui a aussitôt gonflé mon coeur, cette manie de me rengorger chaque fois qu’un tiers s’extasiait sur la beauté de mon fils. J’ai laissé la douce euphorie qui accompagne le changement m’envahir.

Dès la salle de naissance, son regard a semblé me dire :

— Ne t’inquiète pas Maman, je suis là.

Il a bu sagement son premier biberon et il n’a presque pas pleuré dans mes bras. Chaque geste, chaque étape par la suite m’ont paru d’une facilité déconcertante, en comparaison au chemin parcouru pour parvenir jusqu’à lui. Je suis née une seconde fois avec lui. Il a fait de moi une

maman confiante, à jamais guidée par ce regard brûlant, me rassurant définitivement sur la nature de ce désir lancinant depuis si longtemps, celui d’élever un enfant.



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