Du balcon de leur chalet des Houches, on peut distinguer à l'oeil nu le célèbre refuge du Goûter, un des passages obligés vers le mont Blanc. Le soir, quand le soleil décline, la vue est splendide sur l'aiguille Verte, l'une des plus belles montagnes des Alpes. Mais, depuis le 19 février dernier, Jean-François et Dominique Buratti n'ont pas vraiment le coeur à s'attarder devant le coucher de soleil. Ce jour-là, à l'aube, une demi-douzaine de gendarmes, cornaqués par Bruno Charve, le procureur de la République de Bonneville, font brutalement irruption dans le chalet où dort un petit garçon de 3 ans. Un petit Lionel au regard malicieux, qui est, depuis près de trois ans, au coeur d'une inextricable et douloureuse querelle juridique.
« Une querelle insoluble où s'affrontent le coeur et la raison », commente tristement le professeur Jean-François Mattei, initiateur de la toute dernière loi sur l'adoption.
Ce 19 février 1997, la maréchaussée a la « raison », c'est-à-dire le droit, pour elle. Elle exécute une décision de justice prise le 25 octobre 1995 par le juge des affaires familiales du tribunal de Bonneville. Celui-ci a en effet décidé que Lionel, confié à sa naissance, en janvier 1994, au couple Buratti par une jeune Polynésienne, Ioana Pokara, en vue d'une adoption, doit être remis à son père biologique, Jean-Loup Bassinat, qui s'est manifesté quatre mois après la naissance de l'enfant.
Un crève-coeur, on l'imagine, pour ce couple de Savoyards qui se bat depuis près de trois ans pour garder Lionel et qui espère encore que, le 13 mai, la cour d'appel de Grenoble se rendra à ses arguments. Des arguments juridiques, mais surtout affectifs. Ceux de tous les parents adoptifs qui ont longtemps rêvé d'un enfant qui leur serait donné par le coeur, à défaut de l'être par le sang.
Cet enfant-là, ils sont allés le chercher en Polynésie, où l'adoption se déroule selon un rite bien particulier. L'adoption à la tahitienne, le fa'a'amu, est fondée sur la confiance entre deux familles.
« Sur les îles, on n'avorte guère, explique Marie-Noëlle Charles, maître de conférences en droit privé à l'université française du Pacifique, on confie plutôt son enfant à un autre membre de la famille ou à une amie qui continuera à donner de ses nouvelles. Chacun sait où est sa place, la vérité est dite, il n'y a pas de rivalité et pas de culpabilité. » « Cette idée de ne pas couper l'enfant de ses racines nous avait séduits », explique Jean-François Buratti, professeur dans l'enseignement technique.
C'est par l'intermédiaire d'un couple de Haute-Savoie qu'ils font la connaissance de Ioana Pokara. Originaire des îles Tuamotu, Ioana, déjà mère de trois enfants, tous du même compagnon dont elle est séparée, est enceinte d'un quatrième enfant. Elle explique aux Buratti qu'elle ne sait pas qui est le père. Lorsque l'enfant naît, le 30 janvier 1994, le passage se fait en douceur entre les deux mères, qui s'occupent ensemble du bébé et règlent de concert les formalités administratives nécessaires à un placement en vue d'adoption.
Parents heureux et insouciants... Chacun convient que, passé le délai légal polynésien de deux ans, les Buratti pourront adopter définitivement l'enfant.
« Aujourd'hui, confie Ioana, les Buratti, c'est un peu ma famille. Ils ont tenu leurs promesses et m'ont envoyé des nouvelles et des photos de Lionel. »
Les Buratti sont des parents heureux et insouciants, quand, six mois plus tard, ils reçoivent un coup de fil d'un homme qui se présente comme le père de Lionel. Il suggère un rendez-vous dans un bar et propose de s'arranger à l'amiable. Le rendez-vous a lieu, mais dans les locaux de la DDASS, à laquelle les époux Buratti ont demandé conseil. Faute de pouvoir joindre Ioana, qui séjourne alors aux îles Tuamotu, ils s'en tiennent à la version de Jean-Loup Bassinat, un enseignant coopérant qui vivait à Tahiti depuis six ans. Celui-ci leur explique qu'il a appris quatre mois après la naissance de Lionel que ce dernier pourrait être son enfant et qu'il s'est empressé d'aller le reconnaître à la mairie de Papeete. Il en est d'autant plus heureux, explique-t-il, que sa femme est stérile.
En fait, Ioana a bel et bien eu une aventure avec M. Bassinat un soir de mai 1993, à l'issue d'une soirée dansante à l'hôtel Bel-Air de Punaauia, mais jamais, assurera-t-elle plus tard devant le procureur de la République de Papeete, elle n'a vraiment pas songé à lui comme géniteur possible puisque leur relation était protégée par un préservatif !
L'affaire devient inextricable :
« Nous n'étions alors pas hostiles à l'idée de confier Lionel à son père à condition qu'il fasse la preuve de sa paternité », raconte aujourd'hui Dominique Buratti, infirmière à l'hôpital de Chamonix. D'ailleurs, une rencontre a eu lieu chez eux à la demande du juge qu'avait saisi M. Bassinat, et cela s'était bien passé, même s'ils se disent choqués par les propos déplaisants qu'il tenait sur Ioana. « Ce qui nous a fait changer d'avis, assure Mme Buratti, c'est justement l'attitude de Ioana, et certains renseignements que nous avons recueillis sur le couple Bassinat. »
En effet, dès que Ioana, de retour à Papeete, au début de 1995, apprend les démarches de celui qui va effectivement se révéler - tests génétiques à l'appui - le père biologique de son enfant, elle se rebelle. Les Bassinat, explique-t-elle, relayée par des témoignages de coopérants, étaient en instance de divorce au moment de cette rencontre, et la perspective de cet enfant tombé des îles les aurait rapprochés. Si Lionel doit devenir un enjeu, elle préfère, dit-elle, le reprendre.
Dès lors, l'affaire devient inextricable. Comment concilier le besoin de stabilité nécessaire à l'équilibre de tout enfant et la revendication d'un père biologique que l'enfant ne pourra méconnaître en grandissant ?
« Droit du sang contre droit du coeur, ce sont toujours dans ces cas-là deux écoles idéologiques qui s'affrontent, analyse Geneviève Delaisi, psychanalyste au service de gynécologie-obstétrique de l'hôpital Saint- Antoine à Paris. Dans ce cas précis, on ne se préoccupe guère de l'intérêt de l'enfant, alors qu'on sait pourtant que toute séparation est un traumatisme. »
La décision, le 25 octobre 1995, du juge de Bonneville de retirer aux Buratti leur délégation d'autorité parentale et de confier Lionel à son père n'entame pas la détermination des Buratti. « Tant que les moyens de recours n'étaient pas épuisés, reconnaissent ceux-ci, il était hors de question que Lionel soit ballotté. » Leur courroux s'accroît encore quand ils apprennent qu'à Tahiti, les Bassinat viennent d'obtenir la délégation parentale d'un petit Tahitien, Andy, né le 2 janvier 1996.
En Polynésie, en tout cas, l'opinion prend bruyamment fait et cause pour Ioana. Dans le courrier des lecteurs de La Dépêche de Tahiti s'accumulent les protestations de femmes polynésiennes et même d'enseignants métropolitains. Et les compagnies Corsair et Nouvelles Frontières offrent à Ioana un billet d'avion pour se rendre en métropole à l'occasion de l'audience de la Cour de cassation, que les Buratti ont saisie à la suite de l'arrêt de la cour d'appel de Chambéry confirmant celui du tribunal de Bonneville.
Le procureur de la République de Bonneville, Bruno Charve, n'attendra pas que la cour d'appel de Grenoble, devant laquelle l'affaire a été renvoyée, rende son arrêt. Il fait exécuter le premier jugement, celui qui confie Lionel à son père. « Le combat était perdu d'avance, explique-t-il, d'un côté les Buratti tiennent un discours de sentiments, passionnel. En face, il y a M. Bassinat et l'autorité judiciaire, qui tiennent un discours rationnel. »
La « raison » a donc expédié Lionel, qui venait de fêter un mois plus tôt ses 3 ans, dans un foyer de l'association Enfance et famille de Haute-Savoie, puis l'a transféré dans un foyer de la DDASS de l'Aube, où réside Jean-Loup Bassinat. Un arrachement et des transferts successifs qu'on sait avoir été douloureux pour l'enfant. Il n'empêche que deux médecins sollicités par les Bassinat, sur le conseil de Me Sylvie Demolière, leur avocate, une pédopsychiatre et un neuropsychiatre, le docteur Anne-Marie Faure et le docteur Serge Bornstein, ont considéré qu'une vingtaine de jours - entre le 6 mars et le 27 mars - avaient suffi à Lionel pour se familiariser avec sa nouvelle famille. « Je trouve scandaleux que la justice suive l'avis des seuls experts produits par M. Bassinat, s'indigne Jean-Pierre Terrien, président de Maeva, une association de parents adoptifs d'enfants polynésiens. Il n'y a jamais eu dans ce dossier d'expertise indépendante. »
Depuis le 27 mars, Lionel vit donc auprès de son père. Un père qui tient seulement à faire savoir par l'intermédiaire de son avocate que « Lionel va bien. Il a retrouvé la vie d'un petit garçon de son âge avec l'accord des services sociaux qui ont suivi et encadré l'évolution de sa situation ».
Jean-François et Dominique Buratti, ainsi que Ioana Pokara, aimeraient s'en convaincre. Mais ils n'ont pas eu de nouvelles de Lionel depuis qu'il a quitté le chalet des Houches...
(Source le Point)
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